Contes du Pays d'Azur, par Edmond Rossi
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L’amour est un égoïsme à deux. [Madame de Staël]

LA PETITE BOUQUETIERE

la petite bouquetiere

Chaque soir où le Théâtre Royal, l'Opéra de l'époque, donnait une représentation, nous avions coutume de rencontrer Lina, la petite bouquetière. En dépit de l'heure avancée, elle était là, fidèle au poste quelle que soit la saison et l'état du ciel. Les années passaient et Lina grandissait, poursuivant son petit négoce, devenant une figure marquante de la vie nocturne niçoise. Un soir qu'elle proposait à notre table son « bouquet de saison porte-bonheur », le dernier, nous l'invitâmes à s'asseoir. Souriante et surprise par notre proposition, elle accepta sans se faire prier. Lina faisait beaucoup plus que ses quatorze ans. Aînée de sept enfants, abandonnée par ses parents, elle avait appris très tôt à travailler, vendant depuis l'âge de huit ans les petits bouquets confectionnés par sa grand-mère.
Tour à tour triste ou gaie selon l'humeur des ventes, elle proposait mimosa, violettes, giroflées, roses, oeillets, avec un petit compliment adapté à chaque client. Pâle avec deux grands yeux bleus dévorant son visage, toujours entortillée dans un châle de laine violette passé au-dessus d'une robe noire, chaussée de bottines de même couleur, elle arpentait quotidiennement les restaurants et cafés de la rue Saint François de Paul où s'entassaient les amateurs de bel canto. Semblable à une héroïne de quelque mélodrame échappée de la scène voisine, étrangement maquillée pour son âge, Lina continuait à maintenir l'illusion du théâtre jusque dans la rue, où elle évoluait à la clarté blafarde des réverbères. Se faufilant à travers les fiacres en stationnement, elle tendait son bouquet odorant aux dames tout en souriant aux messieurs: « Des fleurs, madame! Des fleurs, monsieur! » Attendri ou séduit, chacun y allait de sa pièce, accrochant ensuite les fleurs au corsage ou à la boutonnière. Active petite femme, Lina remplissait et vendait chaque soir plusieurs fois le contenu de sa corbeille. Cambrée sous le poids de la sangle passée sur ses épaules, elle rejetait en arrière une abondante chevelure blonde qui lui descendait jusqu'au milieu du dos. Avec ses lèvres peintes en rouge, ses yeux maquillés, ses pommettes empourprées, Lina, petite poupée de porcelaine fragile, ressemblait à ces mannequins de cire qui commençaient à peupler les vitrines du « Grand Paris », ce nouveau magasin de l'avenue de la Gare. Mais l'irréalité factice du personnage s'accordait merveil­leusement aux couleurs vives et aux parfums de ses bouquets.

Nous étions à la veille de Noël, il bruinait et la nuit tombait sur la ville. Fidèle à son poste devant la façade illuminée du Théâtre Royal, la jeune fille proposait ses fleurs à la foule des étrangers riches et titrés venus assister à la soirée. Anglais, Russes, Italiens, Suédois, Hongrois, Polonais, Américains, ce fourmillement cosmopolite n'étonnait pas Lina qui offrait ostensiblement ses boutonnières fleuries à tout ce beau monde venu pour s'engouffrer dans le théâtre.
En dépit de son insistance personne ne faisait cas d'elle. La rue s'étant...



Vue mer : crédit photo Aseed