Contes du Pays d'Azur, par Edmond Rossi
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La vérité est une science enfantine. [Georges Shéadé]

LA PROVIDENCE

la providence

« Alphonse, je n'en peux plus, ça fait deux jours et deux nuits que nous marchons en nous cachant comme des bêtes, il faut s'arrêter. D'autant que demain nous devons franchir ces montagnes pour rejoindre l'Italie. »
« Tu sais bien, nous n'avons pas le choix; si les cognes nous reprennent, c'est le bagne assuré pour toi et moi. »

En cette fin d'après-midi de juin 1892, deux hommes, vêtements en haillons, barbes hirsutes, descendaient à grandes enjambées du col de Pelouse vers le hameau de Bousiéyas.
Guillaumes Sabatier, matricule 22376, un courtaud au poil roux, Alphonse Perreau, matricule 22384, un grand brun à l'allure dégingandée, compagnons de chaîne, recherchés par les gendarmeries des Hautes et Basses-Alpes, après leur évasion du centre de regroupement d'Embrun, avaient plus d'une raison pour retrouver leur liberté.
Alphonse Perreau, dit « Alphonse la pointe », détrousseur de voyageurs, avait tué d'un coup de couteau un gendarme de Guillestre avant d'être arrêté et condamné au bagne pour le restant de ses jours. Fils de marchands forains, Alphonse, grand coureur de chemins, nomade impénitent, ne s'était jamais fixé. C'est lui bien sûr, qui avait décidé de tenter la belle.
Guillaumes Sabatier, honnête forgeron de Saint-Martin-de-Querières aurait pu poursuivre sa vie comme il l'avait commencée, dans l'estime et la considération de son entourage, si un jour, ce père de famille de trois enfants n'était tombé follement amoureux de Félicité, la fille de ses voisins. Rien de bien extraordinaire, mais les flammes de la forge et le fer rouge martelé à grands coups, loin de calmer la passion du malheureux n'avaient qu'exacerbé la fureur de ses sentiments. Lorsqu'on avait retrouvé le cadavre de la gamine, violée, le visage écrasé, personne ne soupçonnait l'auteur du drame. Pourtant Guillaumes Sabatier s'était livré aux gendarmes, confessant qu'il ne pouvait supporter le poids de sa conscience. Ainsi ces deux êtres, aux destins enchaînés par les circonstances, s'enfuyaient dans ce paysage de haute montagne, piétinant les gentianes et les prèles, bondissant vers les premières maisons de Bousiéyas tassées au creux du vallon.

Le soleil couchant éclairait les paysans occupés à parquer les moutons dans un enclos; la scène, ponctuée de cris et bêlements divers, s'immobilisa lorsque des aboiements rageurs signalèrent l'arrivée des deux étrangers. Des voix apaisantes s'élevèrent pour rappeler les chiens qui flairaient en grondant les pantalons des importuns. Rassurés, Alphonse et Guillaumes s'approchaient du groupe. En cette saison les plaques de neige écartaient encore des cols les voyageurs habituels, colporteurs et marchands, ces deux là sans mulet, sans bagage, vêtus de guenilles n'inspiraient pas confiance, des chemineaux sans doute.

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Vue mer : crédit photo Aseed