L’évêque l'avait bien dit avant de bénir une dernière foi les prêtres du diocèse réunis à Guillaumes : « Ne prêtez pas serment, ce serait renier notre sainte mère l'Église et les Évangiles. » Puis ayant laissé chacun baiser l'anneau épiscopal, monsignor Ramazzotti, s'enveloppant dans une vaste cape, avait quitté à la nuit tombée la modeste cure du petit bourg. Juché sur le dos d'un mulet, il allait poursuivre ses exhortations à Saint-Étienne-aux-Monts. Ensuite, il passerait le col frontière pour descendre vers la plaine accueillante du Piémont, rejoindre la troupe des émigrés chassés du Comté de Nice par l'arrivée des Français.

En remontant vers Villeneuve-d'Entraunes, Don Roubaudi envisageait toutes les conséquences découlant de son refus. Que de risques à courir: le tribunal, la prison ou la déportation, et quelle serait l'attitude de ses paroissiens1 La famille Arnaud composée de bons chrétiens l'encouragerait dans sa détermination, les Pons aussi sans doute; il n'en irait pas de même avec les Toche, ce serait plus délicat; quant aux Brun, il devrait s'en méfier. Essoufflé par la marche, les jambes flageolantes à la pensée de cette adversité future, le pauvre homme s'assit au bord du chemin, anéanti par d'aussi sombres perspectives. Comment ferait-il pour rassembler ce troupeau de brebis égarées et leur donner la foi de résister aux idées nouvelles qui remettaient en question l'ordre des choses ? A Colmars on avait planté « l'arbre de la Liberté » et le maire avait fait fermer l'église après le sermon vengeur de Don Lobietti. Tout aurait pu continuer comme avant sans la venue de ces satanés Français. A Villeneuve la dîme rapportait bien, les familles, généreuses dans l'ensemble, savaient l'accueillir à leur table en maintes occasions, Félicie femme dévouée, bonne cuisinière l'entourait d'une fidèle affection… Il faudrait renoncer à cette vie paisible pour quelle aventure ? Malgré tout il ne pouvait céder, Monsignor avait menacé « les jureurs » des foudres de l'Église, il avait beau jeu celui-là d'encourager à la résistance tout en filant au Piémont !
Les dernières paroles de l'évêque résonnaient encore à ses oreilles « Vous êtes la vérité… » Facile à dire. Pour réussir, il devrait expliquer, et convaincre chacun avant de se lancer dans une lutte qui apparaissait bien inégale ! Lui saurait le faire, visiter chaque maison où s'installait la réserve, parler calmement. « Le verbe », tout commence par le verbe... Don Roubaudi essuya son front inondé de sueurs froides et tout en priant à haute voix, reprit sa marche d'un pas assuré.

Le dimanche suivant, du haut de la chaire, Don Roubaudi, dans un sermon improvisé, entreprit de dire tout ce qu'il avait sur le cœur. « Mes bien chers frères, nous vivons une époque difficile où chacun doit savoir retrouver les voies du Seigneur, ne nous égarons pas, car bien des tentations nous guettent et nous pourrions très vite oublier nos devoirs. Resser­rez les rangs autour de votre pasteur, pour défendre votre Église menacée dans son existence. Priez, priez, notre salut en dépend. Nos processions sont désormais interdites, il m'a été demandé de ne plus porter la soutane, une pension m'est offerte pour quitter la prêtrise et si je persiste à remplir mes fonctions, il me faudra prêter serment à la nouvelle Constitution, ou être considéré comme démissionnaire, et ne plus pouvoir célébrer le culte.
D'autre part notre Saint Père a fait entendre sa voix et il menace de suspendre...