La famille Chabran vivait à l'orée du bois au-dessus de Colmars, installée dans une modeste cabane de bûcheron. Autour du père et de la mère s'ébattait une nuée d'enfants. Tous ensemble, ils étaient bien une douzaine!
Le père, gros travailleur, s'employait comme bûcheron. C'était une sombre brute occupée tout le jour dans la forêt. II aimait son rude métier et n'avait pas son pareil pour abattre un arbre en quelques coups de hache bien appliqués. Ajustant ses coups rageurs, il entaillait d'abord le tronc par-dessus jusqu'au cœur, puis reprenait de même à l'opposé -jusqu'à trancher le nerf. L'arbre alors se couchait avec une ultime plainte d'agonie. Parvenu à ce point, il reprenait son souffle, essuyait son front couvert de sueur d'un revers de la main avant de regarder sa victime allongée, avec une grimace de satisfaction. Chabran, doué pour la coupe, balançait sa terrible hache du matin au soir. Cet homme fruste pareil à une machine, frappait et détruisait la forêt avec une implacable obstination. Personne n'aurait pu dire si cet homme était capable d'un sentiment, ni même s'il possédait une âme.
Julie, sa femme, déformée, apathique, la santé ruinée par les couches répétées, traînait autour de la maison, toujours entourée. d'une marmaille turbulente déguenillée et affamée. Au milieu de cette nichée sauvage, il y avait pourtant une perle rare: Janou. Belle, calme et douce, elle allait sur ses quinze ans et promettait pour l'avenir. Malheureusement Janou était muette. Lorsqu'elle traversait les rues de Colmars, les commères s'interrompaient et se signaient élevant les yeux au ciel pour le prendre à témoin d'une pareille injustice. Sur ses lèvres silencieuses, Janou laissait alors paraître un triste sourire, plein de résignation et de sympathie reconnaissante.

Un après-midi où Janou rentrait au logis, elle rencontra sur le bord du sentier un homme âgé qui somnolait assis contre un mélèze. Il lui demanda le...