Contes du Pays d'Azur, par Edmond Rossi
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La vie humaine commence de l’autre côté du désespoir. [Jean-Paul Sartre]

LE VIELLEUX DE SAINT DALMAS

le vielleux de saint dalmas

Au village, la descente des moutons de l'alpage annonçait le départ des hommes valides; bientôt la première neige de la Saint-Michel blanchirait les sommets de Gialorgue, tirant un trait définitif sur l’été.

J'allai rendre visite à mes compagnons de voyage. Je trouvai César tout attendri, qui me dit, caressant Ninette sa fidèle marmotte; « Tu sais, Étienne, ça fait treize ans cette année que nous partons ensemble pour courir l'Europe et je ne m'habitue pas encore à quitter tout ça ». Sébastien astiquait sa lanterne magique, écartant les enfants toujours intrigués par cette étrange mécanique. Ce soir, nous donnerions une représentation en signe d'adieu à tous les parents et amis du village et au lever du jour nous serions dans le vallon de Sestrières, plein Nord pour rejoindre Barcelonnette notre première étape.

A six heures tapantes, dans la grande cuisine éclairée par les flammes de la cheminée, petits et grands, impatients, attendaient le spectacle que nous présenterions cette année encore, de la Bourgogne à la Flandre, de Bruges à Hanovre ou Copenhague, avant d'amorcer le retour à la fin de l'hiver. Tout commençait avec un air de vielle; par de brèves rotations du poignet, j'attaquai le célèbre « Sauta Ninetta » que chacun reprit en chœur :

Sauta Ninetta sos la riba dau prat
Diga, Ninetta, ti voles maridar ?
Oh oui ma maïre me voli maridar
Voli prendre un ome que sache travalhar
Foire la vinha e vendre de tabac. »

(Saute Ninette sur la rive du pré
Dis-moi, Ninette, veux-tu te marier ?
Oh oui ma mère je veux me marier
Je veux prendre un homme qui sache travailler
Labourer la vigne et vendre du tabac.)

Les chanterelles, en notes aiguës, jouaient la mélodie, soulignées par l'accent grave des bourdons. Les vieux tapaient des mains, encourageant mes virevoltes, bientôt les plus jeunes se levèrent pour esquisser quelques entrechats, imités par les enfants. Lorsque s'acheva le dernier couplet, César s'avança avec Ninette sautillant sur ses pattes arrière, tournant sur elle-même comme une gourgandine. Le numéro était au point, et bien que connu de tous, il déclenchait immanquablement rires et plaisanteries. Ninette habillée comme une dame, terminait en soulevant sa robe par une révérence gauche avant de rouler sur le sol sous les applaudissements. Grimpant lestement sur l'épaule de César baissé vers elle, Ninette toute excitée frappait ses petites pattes en couinant de joie.

Alors entrait en scène Sébastien, annonçant d'une voix de stentor: « Et maintenant, bonnes gens, nous allons vous entraîner à la découverte des extraordi­naires mirages de la lumière! » Je changeais de registre pour un air à la sonorité orientale
« la mouquera », pendant que Sébastien, installé devant le mur, allumait sa lampe magique. Bientôt des ombres fantastiques se détachèrent sur la blancheur de l'écran: La chèvre et le loup. La pauvre cabrette, occupée à paître, ne se doutait pas du danger qui la guettait. Sa barbichette au vent, les cornes bien dressée, elle flairait pourtant la présence de l'impor­tun. Commence alors un dialogue où elle essaie de séduire le loup, les péripéties ponctuées par les voix successives de Sébastien et les mouvements d'humeur du public s'achevant rituellement par la fin tragique de la malheureuse cabrette dévorée par le loup. Second tableau: Maître Goupil visite le poulailler du brave Gilecou, les volailles effrayées poussent des cris d'orfraie et se débattent sous les dents du renard. Le réalisme est tel que chacun y va de son commen­taire, rappelant les méfaits dont il a été témoin ou victime. La dernière scène débute aux accents connus du « fantôme du pèlerin ». Terrible histoire que celle de ce pèlerin parti pour le Sanctuaire de Saint-Ours à Meyronnes, obligé de coucher dans une grange de Bousiéyas où il sera détroussé et égorgé par ses hôtes. Le fantôme du malheureux voyageur poursuivra sa vengeance posthume...



Vue mer : crédit photo Aseed